Depuis le coup d’État de la junte militaire le 1er février et l’éviction de l’ancien gouvernement, les manifestations pro-démocratiques et leur répression ont fait plus de 800 morts.

Saw Eh Htunt, étudiant à Bangkok issu de l’ethnie Karen, partage son histoire et sa perception du conflit.

Depuis le 3 avril, les Karen, membres d’une ethnie minoritaire en Birmanie, sont la cible de frappes aériennes et doivent fuir vers la Thaïlande voisine: plus de 7 000 d’entre eux ont fui leurs villages pour échapper aux bombardements.

Certains se cachent dans la jungle alors qu’environ 3 000 autres ont traversé clandestinement la frontière pour se réfugier en Thaïlande.

Aujourd’hui le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-ocha a promis à l’envoyé spécial des Nations Unies de ne pas refouler les personnes fuyant la violence au Myanmar voisin, où l’armée a évincé un gouvernement démocratiquement élu en février.

Les Karen et l’armée birmane: un conflit qui dure depuis plus de 70 ans

Les Karen sont la deuxième minorité ethnique la plus importante en Birmanie après les Shan. Ils sont  en guerre avec la junte militaire birmane depuis 1948 dans un conflit parfois considéré comme la plus longue guerre civile en cours dans le monde. 

Nombreux sont les jeunes qui ont fui leur pays d’origine, franchissant les obstacles pour vivre de façon plus libre, à la recherche de perspectives d’avenir plus élaborées.

Saw Eh Htunt en fait partie. 

Il est originaire de Hpa-An, capitale de l’Etat Karen, proche de la Thaïlande. Cela fait près de trois ans que ce Karen de 28 ans est arrivé à Bangkok, mais onze années le séparent de son départ du Myanmar et de sa famille.

Apprendre l’anglais dans un camp de réfugiés

En 2010, Saw finit le lycée, sans parler un mot d’anglais. « J’étais fou de l’anglais. Je voulais l’apprendre. On n’avait aucun programme d’anglais au Myanmar », explique-t-il. 

L’année de ses 17 ans, il décide alors de se rendre dans un camp de réfugiés en Thaïlande, unique opportunité, aussi difficile soit-elle, pour apprendre l’anglais.

Sa sœur ayant des connexions avec un volontaire anglais venu enseigner sa langue là-bas, il subira les dures conditions de vie d’un réfugié pendant un an, motivé par les horizons que débloque la connaissance de la langue internationale. 

La vie dans les camps est difficile. Les rations de nourritures sont pauvres, et, à moins d’avoir des contacts à l’extérieur, les carences alimentaires menacent.

« C’aurait été très dur sans ma sœur », qui vivait avec Saw dans le camp.

«Tu dois essayer de survivre par toi-même. Ils ne fournissent rien, les rations ne sont pas suffisantes. Tu ne peux pas survivre uniquement en mangeant du riz ».

SAW EH HTUNT, REFUGIÉ BIRMAN EN THAÏLANDE

Une autre de ses sœurs, résidente en Thaïlande, lui rendait visite une fois par mois et lui rapportait des vivres.

Son bagage linguistique lui a permis ensuite de bouger en Malaisie. « En ce temps, je voulais vraiment étudier à l’université, comme maintenant à Bangkok. Ma famille n’allait pas très bien, et ma sœur m’a suggéré de partir loin, pour quelques années. Je suis allé en Malaisie, où j’ai travaillé pendant 3 ans », raconte-t-il.

Il est ensuite revenu en Thaïlande, en étudiant pendant un an au lycée US high school development : son diplôme d’études au lycée au Myanmar n’étant pas reconnu, il a dû suivre ce programme de lycée international pour pouvoir poursuivre ses études à l’université.

Le lavage de cerveau à l’école

Son acharnement dans l’apprentissage de l’anglais lui a ouvert de nombreuses portes, qui restent normalement soigneusement closes par le gouvernement du Myanmar.

Il empêche son enseignement, considéré comme un outil de pouvoir dangereux pour la pérennité du système politique en place.

L’anglais est toutefois loin d’être la seule lacune dans le système éducatif du Myanmar. Saw parle d’un véritable lavage de cerveau, qui s’opère par l’école.

« Concernant l’histoire, tout n’est que mensonges. L’éducation est contrôlée par le gouvernement militaire », dénonce-t-il en ajoutant qu’ils n’apprennent rien sur les grandes figures historiques du pays.

La centralisation de l’éducation par ce même gouvernement détruit la mémoire nationale.

Saw raconte à quel point les différentes ethnies du Myanmar sont reléguées au second plan. « Nous n’apprenons que sur l’histoire birmane ». L’État passe sous silence leurs histoires pour se concentrer sur la majorité birmane.

« Quand j’étais en dehors de mon village et de mon pays, je voyais les choses très différemment. Ça n’a rien à voir avec quand je vivais là-bas, puisqu’on subit un lavage de cerveau. Dès l’enfance, on nous apprend des fausses informations ». 

Saw Eh Htunt, refugié birman en Thaïlande

Le Myanmar comptant 130 ethnies différentes, il est difficile de construire une nation cohésive et une identité commune lorsqu’il n’existe pas d’histoire nationale englobant toutes les minorités.

Ce choix de ne pas enseigner leur histoire et leur place dans l’histoire du pays, entretient les discriminations. « Ceux qui ne parlent pas le birman sont encore plus discriminés », témoigne Saw.

Ces injustices l’ont poussé à s’intéresser à l’histoire de son pays et à s’engager politiquement, avec le recul que lui a permis les années passées à vivre dans d’autres pays.

« Qui dirige le pays ? on ne sait pas. Comment il est dirigé, on n’en sait rien. On sait juste qu’on a un pays, et que les militaires dirigent ce pays. On n’a jamais appris ce qu’étaient des élections, un gouvernement, un président ». 

C’est, après tout, ce qui permet au gouvernement militaire de se perpétuer, étouffant les consciences, ne donnant pas accès à sa population et en particulier aux jeunes, à la connaissance pour pouvoir se retourner contre lui.

Myanmar ou Birmanie ? 

La question est controversée. En 1989, le pouvoir dictatorial des généraux change le nom de la Birmanie, pour « Union du Myanmar », que des opposants ne reconnaissent pas, comme l’Angleterre ou la Thaïlande.

Utiliser le terme choisi par la junte militaire reviendrait à légitimer leur prise de pouvoir. 

Cependant, utiliser la dénomination « Birmanie » ne permet pas d’y inclure toutes ses ethnies minoritaires qui représentent près d’un tiers de la population, et qui occupent la moitié du territoire du Myanmar.

Saw, en parlant au nom de son ethnie Karen, confirme : « Nous ne somme pas birmans. Je viens du Myanmar ». Il ne s’identifie tout simplement pas à l’ethnie birmane.

Aujourd’hui, surtout à l’oral, le terme Birmanie reste majoritairement utilisé et la confusion sur ce terme demeure. 

Saw suit des près les violences et les conflits en cours de son pays. Pour lui, « C’est encore difficile de dire « coup d’Etat » », pour ce qui s’est passé le 1er février. En cause : « Ils utilisent toujours la Constitution, ils ne l’ont pas encore abolie. Normalement, ils abolissent tout, ils prennent le pouvoir et écrivent une nouvelle Constitution ». 

L’utilisation du terme « normalement » paraît cynique, mais en effet, les coups d’Etat deviennent presque une habitude au Myanmar. Depuis 1962 et le coup d’Etat du général Ne Win, le pays a connu une succession de dictatures militaires loin du système démocratique qu’elles revendiquent.

Actuellement, la junte militaire conserve la Constitution actuelle, puisqu’elle protège son importance politique : depuis 2008, 25% des sièges du Parlement lui sont réservés, indépendamment du résultat du scrutin législatif. 

Quant à la situation actuelle, Saw est partisan de la solution diplomatique et de la négociation avec les militaires. « On doit jouer de façon maline et très stratégique », analyse-t-il ; « Je ne recommande pas la violence », pour éviter le bain de sang. « On ne peut pas se battre avec la junte, ils ont des armes bien meilleures ». 

Selon lui, « les manifestants veulent juste se battre, ils ne veulent pas négocier ». Ce regard sur la partie pro-démocratique du soulèvement contraste avec la façon dont elle est perçue dans le sens commun. 

Il explique que « la plupart d’entre eux sont très jeunes, pauvres, avec un faible niveau d’éducation et subissent un lavage de cerveau. La plupart des membres de l’ancien gouvernement les encourage à manifester, en restant derrière ».

Saw rappelle que la lutte prodémocratie est loin d’être monochrome et la manipulation du peuple demeure un effet pervers du combat, malgré la vertu de ce dernier.

Les manifestants, jeunes et donc potentiellement influençables, n’ont pas nécessairement les clés éducationnelles et politiques pour penser par eux-mêmes et finissent par être utilisés par les politiciens comme un bouclier.

Selon lui, ils prennent part à une lutte dans laquelle ils sont des instruments de l’ancien pouvoir en place.

Cet ancien pouvoir avait à sa tête Aung San Suu Kyi, fille du partisan de l’indépendance birmane Aung San, assassiné par l’opposition. Prix Nobel de la paix en 1991 pendant son assignation à résidence qui aura duré 20 ans à sa libération en 2010, sa figure est controversée depuis sa reprise du pouvoir en 2015.

« Avant qu’elle obtienne du pouvoir, elle [Aung San Suu Kyi] disait qu’elle se tiendrait aux côtés des ethnies. En fait, quand elle y a accédé, elle s’est rapprochée des militaires et a gardé ses distances avec les ethnies ».

SAW EH HTUNT, REFUGIÉ BIRMAN EN THAÏLANDE

La négation qu’elle a faite des exactions contre les Rohingya en 2016 a également mis un frein à sa popularité.  

Selon lui, la pérennité de son pouvoir et de sa pseudo-collaboration avec les ethnies du Myanmar vient de son bon niveau d’anglais, véritable arme de pouvoir.

« La plupart des ethnies lui font toujours confiance : au Myanmar, nous n’avons pas de gouvernant anglophone, mais elle, peut très bien parler anglais. Elle ne connait pas grand-chose à la politique », juge Saw. 

Renversée par le coup d’État du 1er février, Aung San Suu Kyi est de nouveau assignée à résidence. Il ajoute : « Si les militaires lui rendaient sa liberté, les manifestations se calmeraient », dit-il en ajoutant toutefois que son relâchement ne satisferait pas la soif collective d’un système neuf.

Un sommet de l’ASEAN s’est tenu le 24 avril sur la situation du Myanmar, pour entamer les négociations avec la junte militaire dirigée par Min Aung Hlaing. Mais Saw reste sceptique : « Je ne fais pas confiance à l’AESAN sur le consensus qu’ils peuvent faire ».

Pour lui, la réforme profonde du système institutionnel et politique du pays tient à l’accès au pouvoir de la jeune génération. Mais son adhésion à des aspirations politiques démocratiques, dépend de l’éducation qu’elle reçoit.

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