Ce qui semblait être une évidence au moment du coup d’État de septembre 2006 s’est transformé en une discrète mais ferme tendance pour les trois précédentes années, et sans doute pour celles à venir. Déstabilisée par la popularité de Thaksin, l’armée a effectué ces dernières années un retour en force spectaculaire dans les coulisses de la vie politique thaïlandaise.. Et ce retour en grâce des têtes galonnées à un prix : en 2006 le budget de l’armée était de 85 milliards de baht, il est prévu à 167 milliards pour 2009. De quoi mettre de l’huile dans les rouages de la grande muette, qui en Thailande ne mérite guère son sobriquet. Au début des années 90, le budget de l’armée thaïlandaise avoisinait les 20% du PIB, mais il était retombé à 6% sous Thaksin : il est maintenant plus proche de 10%.
Sur le plan institutionnel, l’armée n’est pas non plus rentrée les mains vides de son périple dans les rues de Bangkok. La loi sur la sécurité intérieure (Internal Security Act) votée en 2007 consacre un rôle accru des militaires dans la vie politique. Dans la première version de cette loi, les militaires reprenaient officiellement la tête de l’ISOC (Internal Security Operations Command), et n’avaient de compte à rendre à personne. Le parlement a promptement amendé cette disposition pour en redonner le contrôle officiellement au Premier ministre, mais la réalité de ce contrôle reste en fait assez théorique. L’affaire de réfugiés Rohingya démontre que certaines unités de l’armée opèrent toujours assez loin du contrôle des politiques.
Le style du général Anupong Paochinda, actuel commandant en chef de l’armée thaïlandaise, contraste avec son prédécesseur, le très médiatique général Sonthi, qui avait dirigé le coup de 2006 avant de prendre sa retraite. Le général Anupong Paochinda a parfaitement compris les leçons de 2006, et a adopté une stratégie diamétralement opposé pour asseoir son influence : ne pas occuper le devant de la scène et se contenter de manœuvrer en coulisse pour défendre ses intérêts. Le gouvernement du général en retraite Surayud, n’a pas laissé que des bons souvenirs dans les casernes, et a permis de vérifier une nouvelle fois que les militaires ne sont pas à l’aise lorsqu’ils sont directement aux commandes d’un pays et sous le feu des projecteurs.
Paradoxalement c’est en ne faisant rien que le général Anupong a réussi à marquer les points décisifs qui ont jalonné son ascension. Son inaction délibérée pendant la crise provoquée par la PAD et l’occupation des aéroports de Bangkok lui a permis de se retrouver en position de force. Il n’a pas eu besoin de déployer ses tanks dans les rues pour se faire entendre. Anupong a abattu ses cartes une par une, jaugeant minutieusement la situation avant de prendre position, et sans lui, il est très probable qu’ Abhisit Vejjajiva ne serait pas devenu Premier ministre. Son action, ou plutôt son inaction, a permis de rétablir la vie politique thaïlandaise avec Abhisit à la tête d’un gouvernement dirigé par le Parti démocrate.
Anupong n’a pas que des amis : selon les points de vue il peut être un opportuniste, un fidèle royaliste, ou un traitre au clan Thaksin. Thaksin et Anupong ont été dans la même classe des cadets de l’école militaire, mais Anupong est désormais considéré comme un mouton noir, car il a choisi de rejoindre le coup d’Etat militaire contre Thaksin. La plupart de ses camarades de classe, pro Thaksin, ont été plus tard déplacés à des postes inactif . A sa manière l’armée en Thailande reflète elle aussi les divisions du pays, même si en dernière instance elle se doit de représenter les intérêts supérieurs de la Nation et de la monarchie.
Toujours est-il qu’ Anupong a estimé que le pays ne pouvait plus aller de l’avant, parce que les divisions politiques étaient trop profondes être réglées par une nouvelle intervention directe de l’armée. En juillet 2006, le général Prem avait fixé des limites et déclaré, “les soldats appartiennent à Sa Majesté le Roi, et non pas à un gouvernement. Le gouvernement guide et supervise les soldats, mais leurs véritables propriétaires sont le pays et le Roi.” Au cours de la longue confrontation entre le PAD et le gouvernement Samak puis Somchai, le général Anupong a maintes fois insisté sur le fait que les militaires doivent rester “indépendants” et être “du côté du peuple”, ce qui signifie essentiellement un refus d’agir en tant que bras armé du gouvernement. Lorsque l’état d’urgence a été déclaré, il a mobilisé ses troupes, mais elles sont restées à l’intérieur des casernes. Même lorsque les aéroports ont été occupés, Anupong a respecté sa tactique de non engagement allant jusqu’à déclarer «Je ne suis pas un soldat du gouvernement. L’armée appartient au public thaïlandais. Je ne peux pas la mettre au service d’une armée privée.” La messe était dite, et dès lors la chute de Somchai n’était plus qu’une question de temps.
Anupong a eu l’intelligence ne pas tomber dans le piège tendu par la PAD, qui souhaitait un nouveau coup d’Etat militaire pour se débarrasser rapidement des alliés de Thaksin et de leur gouvernement. Mais Anupong a choisi son camp : celui de l’ombre. Il préfère résoudre la crise par des moyens politiques, ayant bien compris qu’une répétition du coup de 2006 serait voué à l’échec. Un moment clé de cette stratégie de retrait fut le 7 octobre 2008, lorsque le gouvernement de Somchai a prononcé son discours au Parlement, et a pris des mesures draconiennes contre les manifestants de la PAD en tirant des gaz lacrymogènes, tuant l’un d’entre eux. L’armée a refusé de s’impliquer, laissant la police faire le sale boulot. Bien qu’il soit très discret sur son parcours personnel, sa stratégie rappelle celle du général de Gaulle en 1958 : jouer le pourrissement pour mieux se poser en sauveur de la Nation par la suite.