Six mois après l’offensive de l’armée thaïlandaise qui a mis fin à l’occupation du centre de Bangkok par les « chemises rouges », le Bangkok Art and Culture Center organise une exposition à partir du 25 novembre, qui présente le regard de cinq photographes sur un conflit d’une rare violence.

Parmi les 99 morts et les 1902 blessés causés par cette crise politique durant les mois d’avril et de mai, le monde du journalisme a payé un lourd tribut avec cinq blessés et deux morts : le cameraman japonais travaillant pour Reuters Hiroyuki Muramoto, et le photographe freelance Fabio Polenghi, tous deux mortellement blessés alors qu’ils couvraient les combats de rue dans Bangkok.

Un conflit d’une rare violence

Le conflit qui a opposé les « Chemises Rouges » et le gouvernement thaïlandais a surpris tout le monde par sa violence, a commencer par les médias qui ont souvent été en première ligne.

Parmi eux Agnes Dherbeys, dont les photos ont été reprises par le Monde et le New-York Times

C’était la nuit du 13 Mai. J’ai suivi un Rouge, on était tous les deux allongés par terre. J’ai eu une super photo et je me suis dit que ce n’était plus la peine de rester en première ligne. Je me suis relevée, j’ai marché trois mètres et passé un groupe de trois ou quatre « Rouges ». Je me retourne pour les prendre en photo, mais un des hommes se fait descendre alors que j’étais à peine à un mètre de lui

Pendant les affrontements entre l’armée thaïlandaise et les manifestants "chemises rouges" autour de Ratchadamnoen Avenue, et Democracy Monument, je suis tombée sur un «homme noir». Au fil des événements les "hommes en noir" apparaîtront comme les combattants armés du mouvement rouge, entraînés à la guérilla urbaine. 10 avril © 2010 Agnes Dherbeys

Ces violences envers les journalistes ont surpris à la fois les reporters sur place et le monde des médias. Reporters Sans Frontières déclarait à ce propos:  « Deux morts et cinq blessés dans les rangs de la presse : le bilan est très lourd. Sans compter les journalistes qui ont échappé à la mort de justesse, il aurait pu être beaucoup plus grave.

Une totale et dangereuse liberté d’action sur le terrain

De manière assez inattendue, ni l’armée, ni la police n’ont tenté d’exercer un contrôle sur l’activité des journalistes, ou de leur interdire le périmètre des affrontements.

Je n’ai jamais eu de problème pour faire mon travail, et je n’ai eu aucun contact avec les autorités concernant mes photos. Ça a duré 9 semaines au total, c’est très long pour un conflit de ce type. La dernière semaine du 13 au 19 a été très intense, et j’étais pratiquement tous les jours du coté des manifestants, sauf  le 14 quand l’armée a pris position dans Bangkok.

précise Agnes Dherbeys. Aujourd’hui elle participe a une exposition avec d’autres photographes comme Olivier Pin-Fat, Manit Sriwanichpoom, Wolfgang Bellwinkle, et Piyatat Hemmatat qui revient sur cette période qui a secoué la Thaïlande

C’est ainsi que, le soir du 10 Avril, Agnès Dherbeys, tombe nez-à-nez avec un membre des « Chemises Noires », et n’hésite pas à le prendre en photo :

Il m’a crié dessus et je suis partie en courant. C’était la dernière chose que je m’attendais à voir : un homme avec une kalachnikov, habillé tout en noir. Je ne savais pas encore ce que c’était mais je savais que c’était important

C’est en effet durant cette nuit du 10 avril que le monde a appris l’existence des « Chemises Noires », un groupe de soldats armés au service des « Rouges ».

La photo de l’homme en noir permet d’entrevoir de manière très concrète un élément clé de ce conflit : dès le départ les « chemises rouges » ont embauché des mercenaires pour « faire des cartons » sur l’armée, et miser sur une escalade de la violence. Ceci tout en servant leur discours populiste et pacifiste aux médias.

Le rôle des médias dans le conflit

Les journalistes peuvent-ils rester complètement neutre, sachant que les deux groupes s’opposant utilisent régulièrement leurs images afin d’alimenter leur propagande ? Alors que Bangkok était un champ de bataille où les« Rouges »  et le gouvernement s’affrontaient, les journalistes sont devenus une sorte de « troisième force », en mettant parfois leur travail au service d’une vérité.

Olivier Sarbil, photographe freelance français, a eu l’unique opportunité de passer quelque temps en compagnies des « Chemises Noires » et de vivre leur quotidien, mais il a fallu pour cela, faire des concessions :

Je m’étais engagé à ne pas prendre de photos, et j’ai tenu ma parole afin de garder un climat de confiance. Mais ils savaient très bien qu’on allait écrire. Le premier contact s’était fait par hasard, mais le fait qu’ils nous aient de nouveau accepté n’était pas innocent, car cela servait leur propagande

De cette rencontre résultera un article co-écrit avec Todd Ruiz et publié par Asia Times : « Cet article a ensuite été utilisé pour servir la propagande du gouvernement afin de prouver la présence des « Chemises Noires », alors que la seule chose qu’on ait fait a été de décrire ce que l’on avait vu, pas plus », ajoute Olivier Sarbil.

Rupture: Du 25 novembre au 9 janvier, au Bangkok Art and Culture Center, une exposition revient sur cette période qui a secoué la Thaïlande

Dans un pays comme la Thaïlande, le journaliste est facilement étiqueté selon ce qu’il écrit : soit « Rouge », soit « Jaune », et chaque élément d’un reportage ou d’un article peut être utilisé par un camp pour discréditer l’autre.

Ainsi, de nombreuses critiques ont été faites à l’égard des chaînes CNN et BBC pour avoir été ouvertement en faveur des « Rouges » lors du conflit, accusations qui ont été réfutées il y a peu par Dan Rivers, journaliste pour CNN, et Rachael Harvy, pour BBC, expliquant que la couverture du conflit avait été faite de  façon la plus impartiale possible.

Certains médias Thaïlandais ont insinués que nous avions délibérément caché des vidéos des « Chemises Noires ». Mais la vérité est bien plus simple : nous diffusions les vidéos dès que nous les avions

explique Dan Rivers

Information et désinformation

Durant le conflit, les nouveaux outils d’information tels Twitter ou Facebook se sont révélés d’une importance capitale pour les journalistes et les gens sur place afin d’avoir accès à un autre type d’information : celle donnée sur le terrain. Face à une télévision contrôlée par le gouvernement ou des radios servant la propagande des « Rouges », les médias informatiques ont permis à beaucoup de vivre l’actualité avec ceux qui la faisaient sur le front et qui la partageaient via internet. Agnès Dherbeys témoigne :

Je ne me rendais pas compte du pouvoir de Twitter. Cela nous a permis de pouvoir couvrir les événements directement sur place tout en pouvant témoigner de ce qu’il se passait

Une entraide entre journalistes et hommes de terrain qui a permis à la plupart de savoir où se situer dans une ville qui était de plus en plus en proie au chaos.

Mais il fallait toutefois s’assurer d’un bon réseau sur Twitter, chacune des informations n’étant pas forcement véridiques, et qui passaient d’internautes en internautes sans possible confirmation.

Les « Rouges » ont beaucoup utilisé Twitter, ils twittaient en permanence afin de maintenir la pression et alimenter leur propagande. Ils lançaient beaucoup de rumeurs via Twitter, ce qui entretenait la confusion au sein des utilisateurs et de la presse, cette dernière finissant par ne plus se déplacer.

explique Olivier Sarbil,

Le jour du 19 mai, lors de la débâcle des « Rouges », certaines radios officiant pour eux, relayaient les directives de certains leaders et ordonnaient aux auditeurs de brûler tout ce qu’ils pouvaient.

La presse et les médias ont été, qu’ils le veuillent ou non, des outils de propagande servant la cause de chacun des camps. Mais, alors que la ville de Bangkok était en proie au chaos, ils ont servi à mettre à jour des vérités dissimulées et se sont imposés comme ayant un réel poids dans ce conflit.

Melaine Brou

1 comment
  1. Intéressante exposition que j’essaierai de ne pas manquer.
    Le fait que la presse ait été utilisée comme outil de propagande par les deux camps ne fait aucun doute, d’où la plus grande prudence dans l’interprétation des infos et; surtout, des images. Quelque chose m’a cependant interpellé dans ce texte : « dès le départ les chemises rouges ont embauché des mercenaires pour faire des cartons sur l’armée ».
    Ne serait-il pas tout aussi crédible de penser que certains étoilés en mal d’action aient eux aussi embauché des mercenaires pour justifier une intervention armée de leurs troupes ?

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