Rien dans le passé de Yingluck Shinawatra ne pouvait laisser présager qu’elle serait un jour amenée à diriger son pays, et qui plus est dans des circonstances exceptionnellement difficiles. Parachutée Premier ministre sur ordre de son frère, elle devra commencer son mandat dans les pires conditions imaginables pour un responsable politique.  La nouvelle Premier ministre de Thaïlande, Yingluck Shinawatra a eu à peine trois semaines pour passer du poste de PDG d’une entreprise de promotion immobilière, à celui de chef d’État d’un pays confronté à une catastrophe naturelle majeure.

Novice en politique, et première femme à devenir Premier ministre, la plus jeune sœur de Thaksin Shinawatra n’a eu que quelques mois pour se faire un prénom, et s’acclimater à ses nouvelles fonctions.

Yingluck la chanceuse ne gardera pas son surnom très longtemps. A cause des inondations historiques qui frappent la Thaïlande, elle se retrouve confrontée à une situation de crise, alors qu'elle n'a aucune expérience du pouvoir

Sans transition, Yingluck passe du rôle de chef d’entreprise à celui de Premier ministre

Arrivée au pouvoir avec une cote de popularité record, et après avoir remporté largement les élections dès le premier tour des législatives, les débuts de Yingluck semblaient encourageants.

Mais après une campagne dominée par les promesses électorales populistes, et la référence constante à son frère ainé, la carrière du nouveau Premier ministre  allait prendre un tour inattendu, au gré des circonstances tragiques qui ont frappé la Thaïlande.

Avec plus de 600 morts, la Thaïlande est le pays qui paye le plus lourd tribut humain aux inondations dans les pays du Sud-Est asiatique: la catastrophe humanitaire s’accompagne également d’un cout économique considérable qui pourrait amputer la croissance de près de 2% en 2011.

L’inexpérience du Premier ministre a t-elle joué un rôle dans ce sinistre bilan ? Quel peut être son avenir politique, désormais sérieusement hypothéqué par sa gestion maladroite de la crise, et par une nouvelle manœuvre pour favoriser l’amnistie de son frère ainé, Thaksin Shinawatra.

Entretien avec Sophie Boisseau du Rocher, chercheur à Asia Centre (Paris) et responsable de l’Observatoire sur l’Asie du Sud-est.

Les élections générales de juillet dernier ont débouché sur une double surprise en Thaïlande : l’accession au pouvoir d’une femme qui, de surcroît, ne possédait aucune expérience en la matière. Existe-t-il un autre exemple d’une telle trajectoire politique ?

Il n’existe pas d’autre exemple à ma connaissance. Non seulement elle n’avait aucune expérience, mais en plus elle s’en prévalait. En se présentant comme complètement novice, elle n’affichait pas les travers des politiciens aguerris. Peu intéressée par les affaires publiques, elle avait précédemment refusé de prendre la direction du Peu Thai.

Comment expliquer son succès ?

La convocation d’élections générales au mois d’avril a précipité les choses: puisque les plus proches alliés politiques de Thaksin étaient sous les verrous ou empêché de candidater, les chances du Peu Thai étaient limitées. Thaksin a donc joué un va-tout de charme que personne n’attendait, surtout pas le Parti démocrate qui a été pris de court.

A la vérité elle a fait une bonne campagne, pas dans la surenchère, et plutôt “profit bas” : elle n’a jamais attaqué le parti démocrate. Elle bénéficiait d’un nom connu des Thaïlandais, et d’un doute favorable : personne n’était en mesure d’évaluer sa compétence politique ou son honnêteté. Elle a essayé de faire valoir sa spécificité. Enfin, le fait qu’elle soit une femme a évidemment joué.

Pouvait-on s’y attendre ?

Ça a été une surprise générale : personne ne s’attendait à ce qu’elle fasse une aussi bonne prestation. Abhisit (l’ancien Premier ministre de Thaïlande, ndlr) a convoqué des élections, assez sûr de lui. Sa seule obligation constitutionnelle était de convoquer des élections avant fin 2011 : il espérait bénéficier d’un avantage dû à ses bons résultats économiques (une croissance de près de 10 %).

Mais sur le terrain politique, les progrès ont été limités et Abhisit ne s’est attaqué, ou que timidement, à aucun des dossiers sensibles; on pourrait même lui reprocher d’avoir manipulé les vieilles lois pour juguler l’opposition. Les Thaïlandais ont pu penser que l’inexpérience de Yingluck pouvait jouer pour lutter contre les maux les plus enracinés du pays, contre lesquels le Parti démocrate n’avait rien fait.

Les 100 premiers jours du nouveau gouvernement ont été très largement monopolisés par les inondations. Néanmoins, lors de la campagne, Yingluck Shinawatra avait pris des engagements concernant d’autres dossiers, comme la lèse-majesté ou les violences dans le sud : qu’en est-il ?

Le gouvernement a été en effet complètement occupé par cette gestion des inondations et leurs conséquences politiques. La réalité est que le gouvernement n’a pas encore eu le temps de mettre en place ses promesses, y compris l’amélioration des salaires ; on voit d’ailleurs mal comment elle va procéder dans le climat économique morose post-inondation pour multiplier quasiment par deux les salaires. On peut noter que la promesse floue de réconciliation nationale, déjà formulée sous Abhisit, n’a pas eu lieu, et que rien n’a encore été fait à ce sujet. Les insurgés dans le Sud, eux, n’ont pas attendu la fin des inondations pour perpétrer des violences.

 Et au sujet de la lèse-majesté ?

Pour la lèse majesté, des déclarations contradictoires ont été faites: la Premier ministre affirme qu’il faut réformer la loi sur le crime de lèse majesté (et donc se distinguer du Parti démocrate qui avait beaucoup utilisé cette loi), mais n’a rien fait pour l’instant. Elle a même été à l’opposé de ses déclarations réformistes en n’autorisant pas les sites internet sur le sujet. C’est donc une question en suspens et qui le restera probablement dans les mois qui viennent. Du fait de la santé défaillante du roi ce serait malvenu, et mal perçu par la société thaïe, de modifier les termes de l’équilibre dans ce contexte.

Une des seules questions à avoir reçu une attention politique et médiatique pendant les inondations concerne l’amnistie et la sollicitation du pardon royal dont bénéficierait, parmi des milliers de condamnés, le frère de l’actuelle Premier Ministre et ancien Premier Ministre en exil, Thaksin Shinawatra.

C’était un des dossiers qui avait été préparé avant l’élection et probablement par une bonne équipe de juristes autour de Thaksin ! Il n’était évidemment pas possible de le traiter au milieu des moments dramatiques qu’a traversés le pays mais Yingluck a pensé que, la situation étant en voie d’amélioration, il fallait faire vite, c’est-a-dire solliciter le pardon royal avant l’anniversaire du roi.

Cette initiative relève, me semble-t-il, d’une « double maladresse : vis-à-vis du roi, qui est souffrant, et vis-à-vis de la population thaïlandaise et de l’épreuve qu’elle traverse. Et quand on observe son action depuis août 2011, on constate qu’à chaque fois qu’une décision a été engagée, la Première ministre a été mal conseillée, a tergiversé pour finalement revenir sur ce qui avait été annoncé dans un premier temps. Si sa méthode de gestion et de décision ne change pas, si elle ne gagne pas une autorité politique substantielle, la Thaïlande va aller vers plus d’instabilité et d’agitation.

La demande de pardon royal concernant Thaksin Shinawatra a été retirée, peut-on y voir une manœuvre ?

Bien sûr ! C’est une manœuvre politicienne où la main de son frère est perceptible, jusque dans le retrait du décret. L’ancien Premier ministre a écrit une lettre aussitôt publique qui est un message politique:  solidarité avec les victimes des inondations, réconciliation nationale et sacrifice personnel. Ses conseillers ont probablement pensé qu’en étant dans une situation où il aurait à renoncer à la demande de pardon, sa popularité n’en sortirait que grandie.

De nombreuses critiques ont été émises pendant la crise, tant sur la gestion du fond du dossier que sur la communication faite autour, qu’en pensez-vous ?

Yingluck a effectivement mal géré cette crise aussi bien sur le plan fonctionnel et technique que sur le plan médiatique. Cependant, l’opposition l’aurait aussi mal gérée probablement: elle est d’ailleurs restée assez discrète sur la gestion de la crise en tant que telle. En réalité, il y a eu toute une série de négligences accumulées sur les 20 dernières années. La Thaïlande n’a pas suffisamment pensé et planifié sa politique d’investissements dans les infrastructures hydroliques alors que les dégâts, et notamment une politique de déforestation intensive et abusive dans les années 1970, étaient prévisibles. Mais Yingluck s’est laissée déborder par le gouverneur de Bangkok, Sukhumband Paribatra (ndlr: membre du Parti démocrate, opposition), qui a eu un comportement très contestable à son égard, mais a joué à plein sa carte politique personnelle. Elle a semblé complètement menée et dépassée alors qu’investie de l’autorité de l’Etat, elle aurait dû imposer ses règles du jeu. 

La crise a-t-elle fourni de nouvelles clés pour comprendre le personnage de Yingluck Shinawatra ?

Non seulement le personnage, un peu surfait et versatile, mais la personnalité politique, qui manque non seulement  d’expérience, mais de réseaux sur lesquels s’appuyer, d’autorité et tout simplement de compétence. Yingluck dirige le pays à la façon d’une entreprise, en déléguant assez peu et en surveillant des détails : elle manque au final autant de confiance en elle que de confiance dans l’équipe autour d’elle. Elle réagit plutôt sur le mode de la méfiance. D’où son indétermination : c’est souvent le dernier qui parle qui a raison. Elle reprend donc les méthodes de son frère mais avec beaucoup moins de talent et sans vision sur l’avenir de son action politique et du pays.

Enfin, sur le plan international, les 100 premiers jours de Yingluck Shinawatra ont-ils été porteurs d’un message particulier ?

L’Asie du Sud-Est et ses partenaires de l’ASEAN ont été privilégiées. Ses premiers voyages se sont déroulés en Birmanie et au Cambodge, qui ne sont pas les pays porteurs des enjeux les plus importants dans la région mais ceux avec lesquels son frère entretient des relations et dans les deux cas, elle est restée sur des postures conventionnelles, sans chercher à se démarquer par des prises de position audacieuses ou à rencontrer des personnalités contestées par les pouvoirs en place, comme Aung San Suu Kyi. Certes, ce sont deux pays voisins et à ce titre, ils méritent de toute façon une attention particulière. Mais lors de son voyage au Cambodge, la question frontalière a été assez peu traitée.

Elle s’est néanmoins rendue en Indonésie, puis au sommet de l’ASEAN et enfin, au premier sommet de l’Asie Orientale à Bali. Son refus d’accepter l’aide américaine dans un premier temps a surpris. Mais elle est, là aussi, revenue sur cette position. Elle comprend l’importance de réhabiliter son action politique dans un cadre plus large et de bénéficier du soutien de ses partenaires notamment du président Obama.

Lors du sommet de l’Asie orientale, elle était soucieuse de plaire au président américain et de montrer qu’elle bénéficiait de son soutien. D’où son accord enthousiaste à la PSI (Proliferation Security Initiative) et à l’initiative du Parternariat transpacifique qu’Obama avait lancée à Haiwai lors du sommet de l’APEC où elle a refusé de se rendre « pour rester près des victimes ». Abhisit était beaucoup plus à l’aise avec les dirigeants occidentaux (ses études en Angleterre lui permettait probablement d’avoir une compréhension plus fine des rapports avec les leaders occidentaux). Par ailleurs, Abhisit avait une crédibilité économique qui fait cruellement défaut à Yingluck Shinawatra.

Pour l’instant, et après la gestion des inondations, l’opinion publique est dans le doute ; elle bénéficie encore d’un léger flottement mais elle n’a pas droit à l’erreur. Les prochains mois vont être décisifs et notamment, la manière dont son gouvernement va s’y prendre pour reconstruire une économie fortement ébranlée et restaurer la confiance. Il lui reste à prouver qu’elle peut faire avancer le pays.

Sophie Boisseau du Rocher, est membre fondateur et chercheure à l’Asia Centre, Paris,  responsable de l’Observatoire sur l’Asie du Sud-est, et auteur du livre L’Asie du Sud-est prise au piège ? (Perrin, 2009).