La crise politique et les récents évènements survenus à Bangkok entre les “Chemises Rouges”  et l’armée ont fait ressurgir de vieux démons, montrant une image de la Thaïlande peu conforme au cliché touristique: celle d’un pays profondément divisé par ses origines ethniques et ses inégalités.

La Thainess est un concept, une idée qui unit tous les Thaïlandais sous le même chapeau et dont la définition est impossible à donner tant ce concept est malléable. Pour la plupart des Thaïlandais, la Thainess est une substance qui coule dans les veines et qui habite chaque habitant du Royaume. D’après Tongchai Winichakul, la Thainess se définie par ce qui n’est pas thaïlandais, plutôt que par ce qui l’est, une sorte «d’identification négative».

Buddha Pak Kret
Le changement du Siam à la Thaïlande a eu llieu au cours du mandat de Phibun Songkhram, une période, qui a coïncidé avec une tendance ultra nationaliste. Photo : Camilla Davidsson

Née à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, alors que la Nation thaï était en train d’émerger, la Thainess s’est affirmée en tant qu’idéologie nationaliste au cours des années 1930-40, à la veille de la seconde guerre mondiale. Elle est maintenant véhiculée par l’éducation, par une histoire commune qui définit la langue officielle, celle du Centre, l’étiquette à respecter, et, d’une certaine façon, justifie la censure.

Le 24 Juin 1939, le général Phibun Songkhram Luang, 42 ans, qui avait été nommé premier ministre six mois auparavant, a déclaré que le nom du pays devait changer de Siam (Prathet Syam) à Thaïlande (Prathet Thai).” Le premier ministre a alors déclaré que:

“L’usage du nom du pays a été à la fois Thaï (prathet Thaï = le pays des Thaïs) et le Siam, et puisque le peuple thaïlandais est plutot enclin à appeler le pays Thaï, le gouvernement estime donc qu’il s’agit d’un ratthaniyom [mandat culturel de l’État ] que le nom du pays doit être en conformité avec le nom de la race et de la nyom [inclinaison] de la population thaïlandaise”

A l’appui de sa décision, Phibun faisait valoir que le Siam est une transcription du nom donné au peuple thaï par les Cambodgiens. Au XIIIe siècle, les Khmers occupaient le pays avant que les communautés thaïes ne s’unifient et ne créent le royaume de Sukhothaï.

«C’est au nom de la Thainess que la légitimité des dirigeants est affirmée. C’est un concept qui a été utilisé selon les circonstances, selon les intérêts particuliers des dirigeants, toujours en gardant sa signification, mais en changeant le contenu».

estime Olivier Ferrari. Un concept façonné par les élites de Bangkok qui dicte la manière d’être Thaï au reste du pays mais qui, au nom de cette même Thainess, réussit à faire coexister l’unité du pays et les particularités spécifiques aux nombreuses régions du Royaume.

«La Thainess donne la façade qui permet à la Thaïlande de continuer à fonctionner selon son propre système aux yeux du monde, et d’être intégrée dans la communauté internationale, tout en continuant à garder ses particularismes régionaux»,

explique Olivier Ferrari.

Un concept en décalage avec la réalité du royaume

Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. L’image de la Thaïlande unie véhiculée par la Thainess est en décalage avec un pays aux différences multiples mais qui ne les assume pas:

«Dans la pratique, la Thaïlande intègre très facilement les différences mais la refuse au niveau politique: il n’y a pas d’ethnies, de minorités nationales. Officiellement, il n’y a pas de différences, alors que tout le monde sait qu’elles sont là»,

explique Jacques Ivanoff, chercheur à l’IRASEC.

En effet, la Thaïlande est composée de quatre régions bien distinctes géographiquement: le Nord, le Nord-Est, le Centre et le Sud, qui ont chacune une culture, des traditions et même une langue différente.

La religion est aussi touchée par ce phénomène: le bouddhisme, même si extrêmement répandu dans le pays avec plus de 94% de pratiquants, n’est pas la seule religion pratiquée, l’Islam étant présent dans la région sud du pays.

Toutes ces particularités, dans l’ombre de la Thainess, sont étouffées par l’image de la Thaïlande donnée par les élites de Bangkok. La région du Nord-Est, par exemple, qu’on appelle Isan est utilisée par intérêt politique mais souvent délaissée économiquement.

Région la plus pauvre du pays, dont la force réside dans la riziculture mais qui possède un sol et un climat rendant toute agriculture difficile, l’Isan possède des infrastructures désuètes ainsi qu’un pauvre accès à la technologie. Représentant plus de 30% de la population totale de la Thaïlande, la région Nord-Est reste un outil politique important:

«Le Nord-Est est devenu une cible politique particulièrement prisée et classique pour les politiciens qui y trouvent un vivier de voix faciles à acheter. Le Centre, avec l’accord tacite de la région elle-même, a construit une identité nord-est, légitimant la différence avec les « vrais Thaïlandais » en considérant sa tradition comme respectable, même si, et parce que, paysanne et traditionnelle»,

écrit Jacques Ivanoff dans le carnet de l’IRASEC «Thaïlande, aux origines d’une crise».

Il semble donc normal pour une région exploitée par le Centre de se réveiller et faire entendre sa voix.

Thaksin, l’apprenti sorcier

L’arrivée au pouvoir de Thaksin Shinawatra en tant que Premier Ministre en 2001 est due à une campagne séduisant à la fois séduit le peuple et les milieux d’affaire. Ses réformes sur le système de santé et un accès plus facile aux crédits et aux prêts bancaires à destination des zones rurales ont fait de Thaksin un homme politique proche du peuple, proche d’une population délaissée par les précédents gouvernements et fortement touchée par la crise de 1997.

Au fur et à mesure des années, les différences entre certaines parties de la population ont été révélées au grand jour, pour finalement éclater de manière spectaculaire dans  le quartier touristique de Bangkok.

En brisant les habitudes politiques de la Thaïlande et en donnant l’opportunité à une partie de la population de s’exprimer, Thaksin Shinawatra a libéré des forces qu’il n’a pas su contrôler. «En s’appuyant sur lui, le Nord-Est tient là sa revanche et c’est Thaksin qui l’a libéré en donnant forme à sa frustration», écrit Jacques Ivanoff,

«La violence qu’il a libérée sans le vouloir, pour des raisons politiques, s’explique par la même erreur que beaucoup de technocrates du développement et d’hommes d’affaires ont faite, à savoir l’oubli de l’aspect culturel des revendications. Thaksin a considéré la culture comme un simple levier pour attirer les électeurs, sans penser aux forces qu’il libérait et il a surtout réveillé des démons très thaïlandais : la peur de l’éclatement d’une nation qui se veut unie dans un creuset nationaliste commun, mais dont les résiliences et les dynamiques culturelles régionales sont les structures les plus solides».

Cette violence, nourrie par une prise de conscience grandissante au sein d’une partie de la population qui s’est mise, peu à peu, a réfléchir sur sa place dans la société thaïlandaise, a culminé lors de l’occupation du centre commercial et des affaires de Bangkok par les «Chemises Rouges» en mars et avril 2010. Mais ce mouvement, pourtant animé au départ d’une volonté de débat par des moyens pacifiques, a vite été corrompu par la division de ses leaders, et par leur incapacité  à formuler des propositions cohérentes.

Melaine Brou

1 comment
  1. Sujet intéressant et passionnant dommage que l’article n’est pas allée jusqu’au bout de la réflexion en abordant tous les thèmes. Comme dit l’article la Thailande est divisée en 4 grandes régions qui a chacun une spéficité… Dès lors il est difficile d’obtenir une unité nationale forte, naturelle et pérenne pour plusieurs raisons 1) Pendant très longtemps les gens du centre ou siamois se considérairent comme les seuls “vrais” thais (les autres sont appelés en fonction de leur région, les gens du Nord, les gens d’Esan). 2) C’est eux qui gouvernent le pays, qui imposent leur variété linguistique, culture , histoire..3) une identité tournée preque exclusivement autour du Roi (si vous n’aimez pas le Roi on ne vous considère pas comme un thai). La question identitaire ne se pose pas pour un siamois les raisons évidentes qu’ils aiment ou pas le Roi. Par contre la question en est autrement pour les autres, cela suppose l’adhésion aux 3 principes : 1) oublier les rejets, voir les humiliations passées 2) épouser une nouvelle culture, une nouvelle langue (oubli de soi ?) 3) s’adonner à un amour à un Roi (c’est tout un programme). On voit que la question est dificile et elle est encore plus pour les musulmans du Sud : 1) pas de la même race (les 4 régions sont de race TAI) 2) pas la même religion 3) pas la même culture, langue 4) pas d’histoire qui a pris racine commune ou qui s’est croisée (à part l’annexion) forcément une monarchie qu’ils découvrent.

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