Thaksin réussira t-il a fêter son 60e anniversaire en plein centre de Bangkok, comme le souhaitent ses partisans, les “chemises rouges” ? Rien n’est moins sûr, car cette initiative a une allure de provocation qui déplait fortement au gouvernement en place.
L’organisation de ce rassemblement à la gloire de l’ex premier ministre en exil, pourrait bien être un numéro impair et rouge pour l’éternel revenant de la politique thaïlandaise. Sur le papier Thaksin est un homme fini : il est banni de son pays, la Thaïlande, condamné à deux années de prison, et considéré comme en fuite pour les autorités thaïlandaises. Sa fortune, plus de deux milliards de dollars, a été mise sous séquestre par la justice et son passeport annulé.
Dans la réalité c’est une autre histoire, et Thaksin occupe toujours une place importante en Thaïlande : rarement un absent aura été aussi bavard. Ses partisans ont lancé au mois de juin dernier leur propre journal (Red News) et organisent périodiquement des rassemblements à sa gloire, où se pressent des dizaines de milliers de supporters. Celui du 26 juillet qui devrait commémorer le soixantième anniversaire de l’ex premier ministre, pourrait battre tous les records.
Pus gênant pour l’actuel gouvernement : à chaque fois qu’une élection partielle est organisée en Thailande, le Pheua Thai (Pour les Thais, qui regroupe les partisans de Thaksin) les remporte haut les mains. On a beau répéter aux Thaïlandais que Thaksin n’est qu’un vil escroc corrompu, ils continuent à voter pour lui avec une constance assez remarquable. Au cours des quatre dernières élections de 2001 à 2007, les électeurs ont à chaque fois renvoyé, avec de confortables majorités, des gouvernements pro-Thaksin. Sur les trois dernières élections, les gouvernements élus ont été démis de leurs fonctions par un ensemble conjugué de manifestations, de pression militaire, et de décisions prises par les tribunaux.
Le bilan des années Thaksin est-il si remarquable, pour avoir laissé un tel souvenir chez les électeurs ?
Force est de constater que pendant son premier mandat de 2001 à 2005 Thaksin a démontré un volontarisme assez hors du commun pour un leader politique thaïlandais, mettant l’accent sur le développement national et le renforcement d’un marché local de plus de 60 millions de consommateurs, tout en tentant de s’attaquer à la pauvreté des campagnes.
Thaksin en profite alors pour s’allier avec les barons provinciaux de la politique aux solides clientèles. Mais aussi et surtout, il tient ses promesses électorales, fait plutôt rare pour un homme politique en Thaïlande (et ailleurs…). Dès la première année de son mandat il met en place un moratoire sur les dettes, un prêt d’un milllion de bahts pour chacun des 77 000 villages de Thaïlande et un accès aux soins hospitaliers pour les plus pauvres moyennant un forfait de 30 bahts. Ces largesses ont laissé des souvenirs encore très vivaces dans les classes les plus défavorisées de Thaïlande, habituées à être poliment ignorées par le pouvoir.
Son style brutal et autoritaire était loin de faire l’unanimité, mais son efficacité a fait beaucoup d’envieux. Sous le règne de Thaksin, le FMI, qui avait débloqué quelque 17 milliards de dollars en 1997, a été remboursé intégralement en juillet 2003 avec deux années d’avance. Mieux, la dette publique a chuté à 47 % du PIB en 2006 contre près de 62 % en 2001. L’inflation est maîtrisée avec un taux de 2 % à 3 %, le compte des transactions courantes est bénéficiaire et le budget 2005 est équilibré pour la première fois depuis 1997.
L’apport le plus novateur de Thaksin est le concept dit de “dual track” : pendant quatre ans, l’équipe au pouvoir a joué simultanément sur les moteurs externe et interne de l’économie en fonction de la conjoncture, mettant en œuvre un programme de dépenses publiques lorsque la demande extérieure était faible en 2001-2002, réduisant les dépenses au moment du retour de la croissance en 2003-2004.
Thaksin a fait preuve d’une rare efficacité dans sa gestion du royaume et a voulu diriger la Thaïlande comme une entreprise, la Thailand Company :
« La Thaïlande est comme une grande entreprise qui doit faire des bénéfices pour pouvoir payer ses nombreux employés en produisant des biens et en les vendant en compétition avec d’autres pays [ ]. Le juste rôle d’un Premier ministre est de gérer la plus grande organisation nationale : la Thailand Company. La politique n’est que l’enveloppe que l’on voit. La gestion est la clé pour arriver à faire avancer la Thaïlande en tant qu’organisation »
Mais c’est pourtant le manque de clairvoyance dans la gestion personnelle de sa propre entreprise qui va précipiter sa chute. En Janvier 2006, la famille de Thaksin a vendu sa participation de contrôle dans la société Shin Corp à Temasek Holdings, un fonds d’investissement du gouvernement de Singapour, pour l’équivalent de 2,15 milliards de dollars, dans un marché structuré de manière à ce que les Shinawatras ne payent pas un cent impôt. Ce montage a été à l’origine des premières manifestations de “chemises jaunes” à Bangkok, dirigées par le magnat des medias Sondhi qui a récemment échappé de justesse à une tentative d’assassinat. Thaksin a rejeté la contestation, en disant que le mobile de Sondhi était la vengeance pour avoir été privé d’une licence de radiodiffusion.
Thaksin a répondu en demandant des élections générales suprises, que les trois principaux partis d’opposition ont boycotté. Après l’inévitable victoire de Thaksin, le roi a fait son intervention la plus importante dans la vie politique depuis 1992. Il a prononcé un discours en avril 2006, déclarant l’élection antidémocratique en raison de l’absence d’opposition sérieuse. Deux semaines plus tard, le tribunal constitutionnel a annulé l’élection, et Thaksin est resté à la tête d’une administration provisoire en attendant une nouvelle élection. Mais ces élections n’auront pas lieu : l’armée se chargera de mettre fin par d’autres moyens au gouvernement Thaksin en septembre 2006.
Malgré ses erreurs et ses nombreux excès, Thaksin a parfaitement compris où se situe le problème de la Thaïlande et l’a exploité avec beaucoup d’habileté (ou de cynisme, selon les points de vue) pour asseoir son pouvoir. Selon le Bureau national de la statistique le revenu moyen des ménages à Bangkok a été 35,000 baht par mois en 2007 (environ 1000 dollars), mais dans le nord, le revenu mensuel du ménage a été l’équivalent de seulement 10.000 baht par mois et quelques 13 % de la population vit avec moins de 50 baht par jour (1, 35 USD ou 1 euro)- le seuil de pauvreté officiel. Tant que ce problème ne sera traité d’une façon ou d’une autre par le pouvoir en place, il y aura toujours des chemises rouges dans la rue, et un autre Thaksin pour prendre la parole en leur nom.
Olivier Languepin