Après plusieurs décennies d’absence, découvrez ou redécouvrez un classique de la littérature anglophone réédité avec une traduction révisée et complétée ! Le monde de Suzie Wong est le monde d’hier, celui d’un Hong Kong qui a disparu, quoique pas tout à fait…

Le monde de Suzie Wong

Cette version est également augmentée d’une introduction par Gérard Henry, l’auteur de Chroniques hongkongaises, d’un essai d’Étienne Rosse, l’auteur de Trois autres Thaïlande, ainsi que d’une biographie de Richard Mason établie avec la collaboration de sa veuve.

 

Suzie Wong, extrait

Si par hasard nous avions faim, elle téléphonait au restaurant du coin et nous faisait apporter un encas. Un quart d’heure après, quelle que soit l’heure, même à deux heures du matin, un coolie frappait à ma porte, une longue canne de bambou sur l’épaule d’où étaient suspendus de part et d’autre deux plateaux, comme ceux d’une antique balance, chargés d’une douzaine de petits plats couverts, avec du poulet, du porc, du poisson et les mille gourmandises chinoises dont je n’ai jamais pu pénétrer les mystères.

Le coolie dressait la table sur mon balcon. Cette livraison des repas à domicile, de jour comme de nuit, est courante en Chine, et l’addition est extraordinairement raisonnable si l’on songe au luxe réel de ces repas. Suzie voulait toujours payer, car mon budget l’inquiétait fort, et elle y parvenait quelquefois.

Mais si je la devançais, elle me demandait toujours quel pourboire j’avais donné au coolie. J’étais bien obligé d’avouer que je donnais cinquante cents, bien peu de chose au fond.

Le monde de Suzie Wong a déjà fait couler beaucoup d’encre et ce n’est pas fini ! Aussi bien le roman que le film ont donné lieu à diverses interprétations et ont servi de base à différentes études.

Voici un extrait d’un article paru récemment dans Genre, sexualité & société, une revue francophone à comité de lecture, consacrée à la sexualité et aux questions de genre.

Les constructions raciales et genrées dans Le monde de Suzie Wong

The world of Suzie Wong, film américain sorti en 1960 avec William Holden

Dans la narration, l’interdit moral du métissage se confond avec l’interdit sexuel. Le conservatisme des expatriés est présenté comme un défaut pur et simple de désir sexuel, un complexe, une frustration, en somme un déséquilibre de la personnalité.

À l’inverse, la transgression que constitue le désir de Robert pour les femmes indigènes figure autant l’expression libre d’une sexualité équilibrée qu’un juste progressisme social qui s’oppose à l’ordre colonial obsolète. Inhibé par le tabou de la relation interethnique, Robert transgresse d’abord symboliquement l’interdit moral à travers la peinture, qui est l’expression de sa puissance sexuelle.

L’acte de peindre des femmes indigènes figure la définition et le contrôle de leur sexualité, par opposition avec celle des femmes expatriées (Stella dans les extraits suivants) qui demeure incontrôlable :

« La puissance créatrice est d’origine sexuelle et ce n’était certes pas par hasard que je préférais peindre les Malaises, tout comme d’autres artistes se plaisent à faire des nus. (Un peintre qui prétend que le corps féminin ne l’intéresse que d’une façon abstraite raconte des histoires. Autant peindre des coussins). Les filles indigènes éveillaient en moi des sentiments que, faute de pouvoir exprimer ouvertement, je traduisais comme je pouvais sur la toile et qui donnaient à mes œuvres le peu de mérite qu’on pouvait leur reconnaître. Stella n’avait jamais rien éveillé de tel. » (Mason, 1958, 24).

« Elle se précipita sur son peigne, sa poudre, son rouge et pendant qu’elle se pomponnait, je me sentais bouillir de rage. J’avais envie de lui crier :

– Petite sotte ! Espèce d’imbécile vaniteuse ! Petite garce idiote ! Tu ne comprends donc pas pourquoi je peins les Malaises ? Tu ne vois pas la différence ? Tu ne vois pas qu’elles possèdent une candeur que tu as perdue ? » (Mason, 1958, 23).

La sophistication des femmes occidentales représente une sexualité, quand bien même serait-elle orientée en faveur de la reproduction de la construction normative du genre, qui se soustrait à toute réappropriation. À l’opposé, les femmes indigènes seraient authentiques.

Suzie Wong bar in Soy Cowboy
Le Suzie Wong bar, Soy Cowboy, Bangkok, preuve que le mythe est encore vivant

La candeur constitue une distance qui permet de nier leur propre sexualité pour la définir en conformité avec un idéal hétéronormatif (Marchetti, 1993, 119-124). Cet idéal normatif s’exprime dans l’ensemble du discours sur le sexe que constitue la trame de la narration, notamment à travers une conception moralisante et essentialiste de la prostitution :

« J’avais une grande affection pour ce lieu et plus encore pour les filles, car s’il était exact que leur profession, l’offrande perpétuelle de leur corps à des matelots de passage, était essentiellement dégradante, je n’avais jamais cessé d’admirer avec quelle obstination elles parvenaient à surmonter leur déchéance ; elles n’avaient abandonné ni leurs manières délicates, ni leur sensibilité, ni leur fierté et c’était pour moi une source d’étonnement perpétuel que de voir fleurir, sur un sol aussi stérile que la prostitution, de telles fleurs de générosité, de tendresse, de gentillesse et d’amour.

Et ce n’était pas seulement chez Suzie que j’avais constaté cette innocence du cœur. » (Mason, 1958, 203).

« J’éteignis et je pus voir la silhouette de Suzie se détacher sur un fond de ciel, l’immense ciel de Chine. Elle glissa hors de son cheongsam [en italique dans le texte, robes chinoises popularisées en Occident notamment par le film Le monde de Suzie Wong]. Sa chevelure tomba en avant quand elle se pencha pour ôter ses bas. Elle vint me rejoindre dans le lit. Son corps était frais, inconnu et personne ne l’avait jamais touché, parce qu’un miracle l’avait purifié. Et je me dis que cet instant était le premier du monde, le commencement de tout, celui où deux imparfaites moitiés allaient former un tout admirable. » (Mason, 1958, 184).

Le roman de Mason figure dans sa narration ce que Judith Butler a montré dans Trouble dans le genre : l’identité genrée se construit à travers la répétition stylisée d’actes (Butler, 2006, 265), représentée dans la narration par l’acte de peindre qui est la projection d’un idéal normatif de genre. La différence ethnique, par la distance qu’elle implique selon les expatriés, rend possible cette projection. Cette prise de pouvoir symbolique réalise la construction fantasmée du sujet masculin à travers le « sexe » et la transgression sociale du métissage. […]

Nicolas Paris , « « Comme à l’époque de Suzie Wong ». Les mutations du red-light district de Wan Chai », Genre, sexualité & société [En ligne] , n° 5 | Printemps 2011 , mis en ligne le 01 juin 2011. URL : http://gss.revues.org/index1878.html

 

Le monde de Suzie Wong
Richard Mason – Éditions GOPE
468 pages, 13×19 cm, I.S.B.N. 978‐2‐9535538‐2‐6

En vente sur Livres de Thailande

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