Lancée en 2012 en Malaisie, l’application Grab a su s’imposer en Asie du Sud-Est et notamment en Thaïlande comme une super-app qui regroupe de nombreux services tels que la commande de taxis ou la livraison de repas.
Au fil des années, elle s’est largement développée et a profondément transformé les modes de consommation. Elle a ouvert un nouveau marché à certains commerçants mais a également forcé de nombreux travailleurs comme les chauffeurs de taxis à s’adapter. Aujourd’hui, l’entreprise ambitionne de s’imposer également sur le marché bancaire, avec notamment des services de paiements en ligne et de microcrédits.
Le succès de Grab en Thaïlande s’explique par un contexte particulièrement favorable : une population très connectée, une culture bien ancrée de la street food, et une classe moyenne en pleine croissance, friande de solutions pratiques et numériques.
Bien que la plateforme contribue aujourd’hui de manière significative à l’économie nationale, elle reste déficitaire et soulève des inquiétudes quant aux conditions de travail de ses « partenaires », souvent soumis à une grande précarité et à une instabilité structurelle.
L’émergence d’un Géant
La naissance de l’application
L’application Grab a été fondée en 2012 par Anthony Tan et Tan Hooi Ling, étudiants à la Harvard Business School. Leur idée initiale était simple : créer un service de réservation de taxis fiable, rapide et sécurisé en Malaisie, leur pays natal, où les taxis étaient souvent jugés peu sûrs et désorganisés.
Le service a été lancé sous le nom MyTeksi en Malaisie et a rapidement rencontré un franc succès qui a permis une expansion rapide vers d’autres grandes villes d’Asie du Sud-Est, notamment Singapour, Jakarta et Bangkok. En 2014, MyTeksi s’est étendu aux Philippines et au Vietnam en lançant GrabBike, un service de taxis à deux-roues conçu pour s’adapter aux moyens de transport les plus courants dans ces pays.
La même année, la société a déplacé son siège social à Singapour pour soutenir son expansion régionale et bénéficier de l’écosystème favorable aux startups du pays. En 2016, l’entreprise a été rebaptisée « Grab » pour refléter l’élargissement de ses services au-delà de la réservation de taxis.
Aujourd’hui, Grab est devenu un acteur incontournable en Asie du Sud-Est. Avec une présence dans 8 pays et 750 villes, 32 millions d’utilisateurs mensuels qui commandent des courses en voiture ou des livraisons de repas, le tout dans une seule et même application.
Grab a franchi un cap important en novembre 2016 en devenant la première licorne d’Asie du Sud-Est, avec une valorisation supérieure à un milliard de dollars. En 2021, l’entreprise a réalisé la plus grande entrée en bourse (IPO) de la région au Nasdaq, atteignant une valorisation de 40 milliards de dollars. Bien que cette valorisation ait depuis diminué (environ 12 milliards aujourd’hui), Grab reste une des entreprises technologiques les plus influentes de la région.
Dominer Uber dans la région
L’un des plus grands succès de Grab a été de réussir à devancer Uber en Asie du Sud-Est. Arrivé dans la région via Singapour en 2013, Uber s’est rapidement étendu, mais a commis plusieurs erreurs stratégiques. L’entreprise a tardé à intégrer les paiements en espèces, pourtant largement utilisés dans la région, et a mis du temps à proposer des services de transport en deux-roues, alors qu’il s’agit du principal mode de déplacement dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Est.
Face à ces maladresses, Grab a su s’adapter plus rapidement aux habitudes locales et a progressivement pris le dessus. En 2018, Uber finit par se retirer de la région et cède ses activités en Asie du Sud-Est à Grab, en échange d’une participation de 27,5 % dans l’entreprise. Grab récupère ainsi UberEats et lance à son tour son service de livraison de nourriture.
De nouvelles pratiques et une installation controversée
L’arrivée de Grab a bouleversé les habitudes en Asie du Sud-Est, mettant fin au système traditionnel des taxis que l’on hélait dans la rue. Grâce à son application, Grab a offert un service plus pratique, souvent moins cher, et plus transparent, ce qui a attiré rapidement les usagers. Cette nouvelle offre a mis une pression directe sur les compagnies de taxis traditionnels, qui ont dénoncé une concurrence jugée déloyale.
En Thaïlande, entre 2014 et 2020, les activités de VTC proposées par Grab évoluaient dans une zone grise sur le plan juridique : les chauffeurs n’étaient ni considérés comme des taxis officiels, ni soumis aux mêmes obligations (permis professionnels, licences, réglementation stricte). Cela permettait à Grab de proposer des tarifs plus bas et un service perçu comme plus flexible et fiable. Mais les taxis traditionnels, fortement réglementés et souvent syndiqués, ont multiplié les protestations, notamment à Bangkok, estimant que cette concurrence déséquilibrait le marché.
Face à la pression croissante, en juillet 2021, la Thaïlande a ainsi légalisé les services de VTC comme Grab, en instaurant un cadre clair : les chauffeurs doivent désormais s’enregistrer, obtenir un permis spécial, souscrire à une assurance et faire homologuer leur véhicule. Cependant, malgré ce nouveau cadre légal, certains chauffeurs Grab continuent d’opérer sans enregistrement pour éviter les coûts et contraintes supplémentaires, tandis que les chauffeurs de taxis traditionnels restent critiques, en particulier dans les zones touristiques où ils détenaient historiquement le monopole.
Les autorités, quant à elles, tentent de réguler le marché – notamment en encadrant les tarifs et les zones de prise en charge – mais la mise en œuvre reste complexe, tout comme la coexistence entre taxis et VTC.
Un moteur de croissance pour le pays
Aujourd’hui solidement implantée sur le marché thaïlandais, Grab joue un rôle économique majeur. Selon le Thailand Development Research Institute, l’application aurait contribué à hauteur de 1 % au PIB de la Thaïlande en 2023. Elle aurait également permis la création de 280 000 emplois et généré environ 24 milliards de bahts de revenus pour les ménages.
L’impact de Grab dépasse largement le simple cadre des chauffeurs ou livreurs. De nombreux secteurs en bénéficient directement : tourisme, automobile, énergie, télécommunications, services financiers, alimentation et restauration. L’application agit comme un véritable levier économique transversal et offre une vitrine numérique aux petites et moyennes entreprises qui touchent un public plus large.
La Thaïlande : un contexte particulièrement favorable à l’implantation de Grab
Grab et la culture de la street food à domicile
En Thaïlande, les repas sont fréquemment pris à l’extérieur du domicile. Il n’est pas rare que certains appartements, notamment en milieu urbain, ne disposent même pas de cuisine. La culture de la street food y est donc profondément ancrée, particulièrement dans les grandes villes. GrabFood s’est intégré à cette habitude. L’application a permis de faire venir la street food directement chez les consommateurs. Ce service s’est révélé particulièrement crucial pendant la pandémie de COVID-19 : de nombreux vendeurs ont pu maintenir leur activité et rester compétitifs grâce à la livraison, malgré les restrictions sanitaires. En Thaïlande, Grab a ainsi su tirer parti d’un mode de vie existant, en le digitalisant, tout en soutenant l’économie locale.
Une population ultra-connectée et un marché propice à la livraison :
Avec plus de 90 % de la population équipée d’un smartphone, la Thaïlande est un terrain idéal pour la digitalisation ; en facilitant l’accès aux services, en particulier dans les zones urbaines, Grab répond aux nouvelles attentes des consommateurs en matière de rapidité, de flexibilité et de praticité. Les jeunes générations adoptent massivement les applications tout-en-un comme Grab, et même les petits commerçants s’y sont adaptés grâce aux outils simples de la plateforme, élargissant ainsi leur clientèle à l’échelle locale et touristique. Le succès de Grab illustre une tendance plus large : celle de plateformes numériques qui dynamisent l’économie en stimulant la consommation et la croissance dans de multiples secteurs.
Grab s’inscrit aussi dans l’essor des paiements mobiles, soutenu par la stratégie nationale de développement numérique, notamment via GrabPay.
Par ailleurs, la Thaïlande, avec ses 69 millions d’habitants, une classe moyenne en expansion et une forte culture culinaire, représente un marché porteur. Rakuten Insight Global estime qu’environ 67 % des foyers commandent au moins une fois par mois, et 10 % plusieurs fois par jour.
L’ambition de devenir une super-app :
Depuis 2018, Grab développe le projet Smart City, avec l’objectif de devenir une super-app centralisant tous les services du quotidien en Asie du Sud-Est : transports, livraison de repas et de courses, réservations d’hôtel, paiements et services financiers. L’idée est de simplifier la vie urbaine en proposant une plateforme unique, intégrant la mobilité multimodale (voiture, scooter, transport en commun), les achats alimentaires et les services financiers, notamment pour les populations non bancarisées (microcrédit, assurance). La plateforme souhaite ainsi s’imposer comme un incontournable de la vie quotidienne en Asie du Sud-Est.
Les enjeux liés aux conditions de travail
Si Grab s’est imposé comme un acteur majeur en Asie du Sud-Est, cette réussite s’est aussi construite au détriment de certains. Bien que permettant à de nombreux travailleurs de générer un revenu, les conditions de travail sont presque toujours précaires et instables. Les chauffeurs de voiture comme les livreurs de nourriture ont des journées chargées et des salaires très bas.
À l’instar de Uber dans d’autres pays, les chauffeurs Grab sont des partenaires et non des employés, permettant de ne pas les assujettir au salaire minimum et à la participation ou d’autres droits du travail auxquels les travailleurs du continent ont typiquement le droit.
Un modèle toujours déficitaire
Malgré sa position dominante en Asie du Sud-Est, treize ans après son lancement, Grab reste déficitaire. Le succès de l’entreprise repose en grande partie sur d’importantes levées de fonds, mais elle n’a toujours pas atteint la rentabilité. En 2021, l’entreprise enregistrait encore 3,6 milliards de dollars de pertes. Bien que des mesures aient été mises en place, comme la réduction progressive des subventions accordées aux chauffeurs, Grab demeurait non rentable en 2024.
Grab est aujourd’hui un pilier de l’économie numérique en Asie du Sud-Est : en redéfinissant les modes de consommation et de travail, l’application a créé de nouvelles opportunités, malgré la précarité de certains emplois.