En consultation publique depuis le début de l’année et présenté en conseil des ministres au début du mois de mai, le projet controversé de Land bridge n’a jamais été aussi prêt de se concrétiser… Retour sur les multiples enjeux attachés au projet d’alternatives du détroit de Malacca.

Le projet de corridor terrestre à travers l’Isthme de Kra
Le projet de corridor terrestre à travers l’Isthme de Kra: un serpent de mer dans l’agenda politique thaïlandais

L’idée de relier l’océan Indien au Pacifique à travers l’Isthme de Kra n’est pas nouvelle. Elle remonte à plusieurs siècles, mais les premières propositions modernes ont émergé dans les années 1970. 

L’objectif annoncé à l’époque était de faire concurrence au détroit de Malacca par une route maritime plus courte passant par la Thaïlande. A l’image du Canal de Suez ou de Panama, l’idée était de construire un bras de mer surnommé à l’époque “Canal de Kra”. Seulement, dès le départ, de nombreux obstacles apparaissent en termes de coûts économiques et de technicité.

De plus, la construction de ce canal entraînerait symboliquement une rupture du territoire thaïlandais avec la partie sud du pays, majoritairement malaise et musulmane, et déchiré par un conflit séparationniste avec la Thaïlande depuis 2004.  

Face aux obstacles, un projet de de pont terrestre est évoqué à partir des années 2000. Il s’agirait non plus de creuser un canal, mais de relier les deux ports profonds de Chumphon (golfe de Thaïlande) et Ranong (mer d’Andaman) par route et voie ferrée, sur environ 90 km. Le projet est alors renommé Land Bridge et revient régulièrement sur la table des principaux projets d’infrastructures thaïlandais au cours des décennies.

La montée en puissance de la Chine en Asie du Sud- Est et la congestion du détroit de Malacca (où transite plus de 30% des marchandises mondiales) ravivent le projet d’un passage maritime alternatif en Asie au cours des années 2010.

En 2023, le nouveau Premier ministre Srettha Thavisin relance officiellement le projet dans le cadre de son plan de relance économique. Le gouvernement en fait un projet important, avec une communication massive à l’international et des forums pour attirer les investisseurs. Comme le rapporte Channel Newsasia le gouvernement thaïlandais présente le Land Bridge comme un « game changer » pour l’économie régionale, malgré les réserves locales.

C’est dans cette continuité que la cheffe du gouvernement Paethongtarn Shinawatra compte présenter bientôt le projet au Parlement et table sur une mise en service dès 2030.

Le pont terrestre en Thaïlande devrait réduire de quatre jours en moyenne le temps de trajet par rapport au passage par le détroit de Malacca, tout en diminuant les coûts de transport de 15 %. Toutefois, plusieurs défis restent à relever.

De multiples résistances et obstacles s’opposant au projet

La crainte d’une destruction de la biodiversité locale

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Le projet Land Bridge soulève de nombreuses interrogations quant aux conséquences directes du projet sur la biodiversité locale. 

Le tracé du projet de pont terrestre traverse certaines des zones écologiques les plus sensibles du sud de la Thaïlande, notamment les mangroves de Ranong (classées réserve de biosphère par l’UNESCO), ainsi que les récifs coralliens du golfe de Chumphon. Ces milieux abritent une biodiversité exceptionnelle, aujourd’hui menacée par les futures infrastructures portuaires, les opérations de dragage et le trafic maritime.

Pour la Wildlife Friends Foundation Thailand (WFFT), une ONG visant à protéger la faune sauvage et les habitats naturels, le projet représente une menace directe pour plusieurs espèces déjà fragilisées. La disparition progressive des mangroves, essentielles à la reproduction de nombreuses espèces marines, pourrait avoir un effet domino sur la pêche locale et la résistance des écosystèmes face aux tempêtes.

Malgré ces alertes, les premières études d’impact environnemental ne devraient débuter qu’en 2025, alors même que le projet est déjà politiquement acté. Une chronologie inversée qui inquiète les défenseurs de l’environnement thaïlandais.

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Des acteurs locaux peu pris en compte dans le processus décisionnel

Dans les provinces de Chumphon et Ranong, plusieurs communautés rurales s’inquiètent de l’impact du land bridge sur leur quotidien. Regroupés au sein du Phato-Ranong Conservation Network, des habitants dénoncent un projet imposé depuis Bangkok, sans véritable dialogue avec les populations concernées.

Le manque d’informations claires alimente les craintes : expropriations, destruction de terres agricoles, menaces sur la pêche et perturbation des écosystèmes dont dépendent des milliers de familles. Nombreux sont ceux qui redoutent que ce développement massif ne bénéficie qu’aux grands investisseurs, au détriment des habitants.

En novembre 2023, une cinquantaine de membres du collectif ont manifesté à Bangkok pour demander la mise en place d’études d’impact indépendantes. Mais pour l’heure, les consultations publiques se limitent à quelques réunions ponctuelles, sans mécanisme de participation citoyenne véritable. Cette absence de concertation risque d’accentuer la défiance et d’alimenter les tensions sociales autour du projet.

Manifestation du collectif Phato-Ranong Conservation Network
Manifestation du collectif Phato-Ranong Conservation Network

Une rentabilité du projet contestée 

Rappelons que le coût estimé du projet dépasse les 1 000 milliards de bahts (environ 29 milliards de dollars). Un investissement massif qui repose sur un modèle de partenariat public-privé avec, à terme, une concession de 50 ans accordée à l’entreprise gérant le land bridge.

De nombreux spécialistes économiques remettent déjà en cause la rentabilité de ce projet. La concurrence régionale du détroit de Malacca est forte et laisse douter d’un changement d’itinéraire chez les principaux armateurs mondiaux.

De plus, nombreux sont ceux pointant la faible efficacité de ce projet face au détroit de Malacca. Ainsi, même si l’emplacement géographique du projet est stratégique pour le commerce régional, la logistique nécessaire au chargement et déchargement des conteneurs par camions annule en grande partie le gain de temps initial. Cette logistique complexe risque d’augmenter les coûts de transports par une augmentation d’intermédiaires sur le trajet (routiers, chargement, déchargement, etc…).

La Chine et les ambitions de sa stratégie des nouvelles routes de la soie

Un projet à la merci des capitaux étrangers?

Derrière les ambitions affichées du Land Bridge, une question sensible reste largement en suspens : qui financera réellement l’infrastructure? Si le gouvernement thaïlandais affirme privilégier les investissements publics-privés, les regards se tournent de plus en plus vers la Chine, déjà très présente dans les grands projets régionaux à travers l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie.

Plusieurs experts craignent que la Thaïlande ne cède, à terme, le contrôle stratégique de ses infrastructures portuaires et ferroviaires à des concessionnaires étrangers, notamment chinois, pour des durées allant jusqu’à 50 ou 75 ans. Un scénario qui rappelle le cas du port de Hambantota au Sri Lanka, passé sous le contrôle d’une entreprise d’État chinoise après l’incapacité du pays à rembourser sa dette.

Une telle dépendance pourrait limiter fortement la marge de manœuvre politique et économique du royaume, et soulever des questions de souveraineté. Le gouvernement assure vouloir éviter ce type de piège, mais sans transparence sur les modalités des futurs partenariats, les inquiétudes persistent.

Que cherche la Chine dans le financement du projet de Land Bridge?

Carte des nouvelles routes de la soie
Carte des nouvelles routes de la soie, avec la pssahe par le détroit de Malaca

Depuis 2013, la Chine de Xi Jinping déploie sa vaste stratégie des Nouvelles Routes de la Soie, un projet d’expansion économique destiné à renforcer son influence à l’échelle mondiale. Dans ce cadre, Pékin multiplie les accords commerciaux et les investissements directs à l’étranger (IDE), avec pour objectif de tisser des liens de dépendance avec de nombreux pays, notamment en Asie. Cette diplomatie s’inscrit dans une logique d’affrontement indirect avec les États-Unis, en redessinant les équilibres d’alliance au profit de la Chine.

En Asie du Sud-Est, la Chine investit massivement dans les infrastructures logistiques (ports, chemins de fer, zones économiques, etc…) afin d’intégrer les économies voisines à son propre réseau commercial. Elle finance ainsi une large partie de la ligne ferroviaire à grande vitesse entre Bangkok et Nong Khai, à la frontière du Laos, elle-même connectée à la Chine par la ligne Kunming–Vientiane.

C’est dans cette dynamique que s’inscrit le soutien chinois au projet de Land Bridge à travers l’isthme de Kra, dans le sud de la Thaïlande. Le corridor terrestre offrirait à Pékin une alternative stratégique au détroit de Malacca, passage maritime très vulnérable en cas de conflit armé.

En effet, selon l’Institute for Supply Management (ISM), plus de 60 % du commerce extérieur chinois, dont l’essentiel de ses importations énergétiques, transite aujourd’hui par ce détroit. Un blocus ou un conflit dans cette zone, notamment dans le contexte actuel des tensions autour de Taïwan, représenterait une menace directe pour la sécurité énergétique et commerciale de la Chine. Disposer d’un itinéraire alternatif, plus sûr et potentiellement mieux maîtrisé, constituerait donc un atout majeur pour Pékin dans la perspective d’un affrontement prolongé avec Washington.

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